Peintre expressionniste et de la Neue Sachlichkeit, Max Beckmann est à la suite d'un discours sur l'art prononcé par d'Adolf Hitler, qualifié d'artiste « dégénéré ». A l'image de nombreux artistes, Max Beckmann s'exile. Là où nombreux sont ceux qui se rendent aux Etats-Unis, lui s'établit à Amsterdam où il peint Ulysse et Calypso en 1943, d'abord intitulé « Grosses Liebespaar ». Connu pour être le peintre d'histoire le plus important du siècle, l'univers de Beckmann n'en est pas moins constitué d'éléments littéraires, mythologiques et philosophiques qui placent l'Homme au cœur de la création.

 

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Le mythe d'Ulysse et Calypso est issu de l'Odyssée d'Homère. Calypso est nymphe et reine de l'île d'Ogygie située face à Gibraltar. Fille d'Atlas, c'est elle qui accueille Ulysse lorsqu'il s'échoue sur son île. Elle en tombe inévitablement amoureuse et sept ans durant, elle tente de lui faire oublier sa patrie, Ithaque, et surtout, Pénélope son épouse. En dépit de l'enfant qui naît de cette union, Ulysse ne parvient pas à oublier sa vie à Ithaque et Calypso sait qu'elle devra tôt ou tard le laisser partir. Beckmann choisit de représenter le moment crucial de sa rencontre avec la nymphe. Le regard d'Ulysse, alanguit et couvert des caresses de la nymphe, fuit les douceurs du moment. Il est encore casqué et porte ses jambières. Nue, Calypso offre sa volupté au héros et lui prodigue des caresses sur le torse. Comme les Sirènes, la nymphe peut aussi chanter d'une voix charmante : ces litanies amoureuses contées dans l'Odyssée le tiennent captif, l'ensorcelle. Dans ce face à face amoureux, coupés de tous et au regard de leur solitude se tiennent trois animaux encadrant l'étrange romance. Un serpent s'entoure autour de la jambe d'Ulysse tandis qu'à côté se tient un oiseau au bec large ressemblant à s'y méprendre à un cacatoès. Aux côtés de Calypso, un sphinx aux yeux de chat, fixant le couple avec insistance. Il n'y a pas de lieux ou plutôt, nous sommes ici dans le monde de l'ailleurs, qui n'est pas celui des Immortels dont est issue la nymphe ni même celui des humains soumis au vieillissement. Il est encore moins celui d'Hadès dont le royaume se dévoile sous Terre.

 

A travers ce thème mythologique, Beckmann continue d'explorer une thématique qui lui est chère et dont il ne se dépare pas au cours de son exil : peindre de « grandes actions dramatiques à contenu humain ». Cette scène apparemment anodine est en fait des plus pertinentes et fait figurer deux réalités. Celle du présent où le héros semble prêt à embarquer à nouveau pour rejoindre Ithaque. Mais il n'est pas dans l'action du moment. Son affaissement, sa tristesse, son attitude presque apathique et détachée des caresses de la nymphe donnent à voir une autre réalité. Il nous semble presque possible de palper sa solitude et ou encore, de le voir glisser dans les limbes de son passé. A ses côtés, la nymphe, ses attributs et son profil nous évoquent les célèbres vases à figure noire de l'antiquité grecque. Ces animaux sont des allégories de la bestialité de l'Homme, chose que Beckmann considère être le plus vilan défaut de la nature humaine. En se réappropriant cette scène, le peintre rend compte du présent telle que se pratique la peinture d'histoire qui puise dans la mythologie, les religions ou l'histoire antique, les scènes idéales pour rendre compte du moment présent. Ici, le présent et le passé se conjuguent, tant sur le fond que sur la forme. « Deux personnes, deux mondes, deux perspectives pour un avenir » comme le souligne Peter Howard. Beckmann interprétait l'histoire à travers ses œuvres sans jamais vouloir donner une image objective de la réalité. Il nous semble donc primordial de la mettre en parallèle avec la vie du peintre lui-même. Arraché à sa patrie, il est donc fort probable que Beckmann cultive avec mélancolie le jardin de son propre passé où il était libre d'agir. Ulysse et le peintre ont en commun cette incapacité à fuir les bras de leur maîtresse, l'une de chair et immortelle, l'autre une fuite forcée par de sombres contingences politiques.

Au-delà du message à priori universel sur les relations entre l'homme et la femme, sur l'Eroc/Thanatos que le mythe nous conte, se glisse un discours allégorique sur la condition de l'homme moderne, perdu dans ses désirs, toujours en proie aux sentiments nostalgiques du passé. L'artiste montre sa solitude et plus globalement, l'isolement de l'Homme face à des événements et des forces qu'il ne maîtrise pas, condamné à l'errance. Là où l'antiquité semblait posait la question de la vie éternelle (aux yeux d'Ulysse, la mort devient désirable) et du prix à payer pour y accéder, la retranscription moderne du mythe semble davantage mettre en évidence les obstacles à franchir et l'endurance dont l'Homme doit se pourvoir pour tenter d'exister, au-delà du désir nostalgique, le fameux « pothos » d'Ulysse. Accepter cette errance pour mieux renaître, loin des bras de « celle qui cache ».

 

 

 

 

 

 



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