Cher ami,

 

La peinture dont je souhaite te parler est celle d'un artiste assez peu connu en France : George Grosz. Il l'est tout de même pour ses œuvres dites « dadaïstes » ou bien encore, « expressionnistes ». Son œuvre brise les carcans en « iste » de l'histoire de l'art, catalogage bien pratique ayant eu comme défaut majeur -parfois- de mettre au ban de la discipline et des yeux des amateurs de véritables chefs d’œuvres.

La faille est un tableau peint au lendemain de la guerre, en 1946, par cet artiste né allemand, exilé en 1933 aux États-Unis, devenu américain en 1938. Je t'expliquerais plus tard en quoi ces détails sont en quelque sorte, essentiels à mes yeux.La failleest une œuvre qui illustre très souvent la période américaine de Grosz et elle demeure, avec d'autres peintures d'une série « Apocalyptique », le fruit d'une lente maturation artistique, puisant ses racines dans d'autres œuvres jugées souvent obsolètes ou plus fatalement, « en dehors du temps », car n'appartenant pas à un courant contemporain.

Grosz fut l'un des premiers artistes à dénoncer la montée du fascisme et à voir en Hitler, un dangereux personnage que l'intelligentsia de l'époque, Thomas Mann inclus, considérait comme un homme fantasque auquel le peuple n'accorderait que peu d'attention. Bertold Brecht, du haut de son livre « La Bête intellectuelle est dangereuse », crû au pouvoir des mots, ayant pour folle et néanmoins loufoque ambition de développer une écriture sensée être assez forte pour détruire les bacilles du nazisme. Grosz, conscient que sa situation devenait de plus en plus critique à mesure qu'il publiait des caricatures d'Hitler (tu comprendras aisément qu'Adolf appréciait peu les petits jeux qu'il développait seul ou en compagnie de  son ami John Heartfield). Il finit par s'exiler en 1933, deux semaines avant que la Gestapo ne vienne à son domicile pour l'arrêter... Il vécu la guerre à travers le prisme des journaux d'exilés, et la correspondance entretenue avec ceux restés en Europe. Il la peignait au même titre qu'il peint l'exil se nourrissant de témoignages et d'images. Il entreprit également de donner vie à sa solitude à travers la figure du « Wanderer ». Il développa ainsi dans ces œuvres toute la déception qu'il nourrit à son égard pour avoir échoué dans son rôle de peintre, manquant de prévenir correctement les foules des esses que les fossoyeurs de Weimar tendaient en leur direction.

 

 

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The Pit, 1946, Huile sur toile, 153 x 94.6 cm, Wichita Art Museum, The Roland P.Murdock Collection, Wichita, KS, 1948

 

 

Un an après la fin de la guerre, Grosz continuait ses pérégrinations dans le monde des paysages apocalyptiques. Là où la plupart des exilés songeaient à regagner l'Europe, il demeurait toujours dans ce même état d'esprit. Résolument nihiliste et empreint de la pensée de Swedenborg dont il se considère être le disciple, son monde lui apparaît « comme un monde symbolique, un paradis caricaturé. L'enfer est ici ; derrière ma chaise, l'abîme menace, mais je ne le regarde pas». The Pit illustre donc ce monde en décomposition, cet après-guerre où se mêlent ruines fumantes et symboles.


Pour Grosz, ce tableau est l'expression d'un monde imaginaire partiellement troué. En bas de l’œuvre, un survivant tient une jambe sous son bras : la sienne, celle d'un camarade ? Au-dessus, des femmes nues, des ivrognes noyant leur désespoir dans la fange et les flammes. Non loin, un « zélateur » agite une petite potence à laquelle sont suspendus « trois grands croque-mitaines : le B.blanc, le B.rouge, le B.noir », couleurs du drapeau de l'Empire et de Weimar. Grosz peint aussi la mort répandant « un sac de bacilles ». Il multiplie dans cette œuvre les petites scènes, toutes plus cocasses et malsaines les unes que les autres : l'informe, le nihilisme, le chaos ont un immense attrait sur moi. Sous la houlette de la mort, le monde en ruines, toujours en proie aux flammes -alors que tout est déjà détruit- joue une dernière représentation de l'horreur. Du sollst der werden, der du bist, tel semble être ici le constat du peintre sur le monde après ces années de guerre. Un vent cruel fait danser les pendus, une femme dénudée serre amoureusement une main agrippée à son épaule et les rats, motif récurrent des œuvres des années quarante à l'instar des mouches de Sartre, dévorent ce que la Mort sème pour eux. Un personnage difforme boit goulûment entouré de bouteilles vides tandis qu'au premier plan, un invalide se traîne dans la boue et les cadavres, en s'écorchant dans les fils barbelés. Une maison en ruine à droite du tableau n'est pas anodine : elle représente la maison où vivait la mère de Grosz, bombardée lors de l'un des derniers raids aériens ayant frappé Berlin. Grosz est profondément touché par cette disparition et fait part à ses amis de sa souffrance à de nombreuses reprises. Elle était le dernier lien qui le rattachait à l'Allemagne.

The Pit puise sa richesse et sa force créative tant dans les atrocités de la guerre que dans ses référents médiévaux.Il évoque le Jugement Dernierde Bosch pour sa composition totalement fantasmagorique et ses situations horrifiques mais également la force des symboles dont il faut l'usage. Les trois couleurs, croques-mitaines désignées par le peintre, font référence à l'Allemagne tandis qu'au loin brûle la vieille Europe. Le personnage ivre pourrait représenter l'artiste lui-même, présidant l'ensemble de cette jungle infernale mêlant érotisme, pornographie, sophismes de la politique, rixes et mort orchestrés dans une folie dantesque. En haut de la composition, la fosse s'ouvresur un calme étrange contrastant avec la minutie et la profusion des détails. Peut-être cette toile illustre t-elle le mieux cette déclaration faite dans son autobiographie que je prends la peine de te recopier. Tu jugeras par toi-même :


Les démons, les horreurs, les tempêtes de colère (haine), la violence ouverte, l'humiliation, l'insensibilité totale ont laissé leur marque sur mes vues. J'ai essayé de sublimer ces marques en les transposant dans des centaines de dessin, d'aquarelles, et plus tard de toiles. J'ai toujours admiré Strindberg et j'ai souvent eu le sentiment que son « Enfer » était devenu une réalité. Et quand les vapeurs de soufre se dissipaient, mes pensées retournaient à la nature. J'aime m'inspirer de la nature dans mon travail; quand je le fais, je retrouve mon équilibre et ma paix. J'ai toujours éprouvé un grand plaisir à reconnaître les choses; c'est pourquoi j'aime peindre des objets reconnaissables.


Voulant initialement à travers cette œuvre peindre la beauté froide de sa nature humaine qu'il qualifie de « dangereuse mais également du côté de l'insanité », ses ambitions se tournent aussi vers la mise en lumière d'une vérité en accord avec la tradition germanique des peintures apocalyptiques. Sans pour autant parvenir à conserver la fraîcheur des paysages développée dans ses œuvres ultérieures. Ses démons le poursuivent et ses angoisses de Wandererresurgissent : J'essaye de recréer la beauté, mais tout le temps ce monde magnifique s'effondre dans les décombres des ruines de l'humanité.


C'est justement cette beauté qui ne s'avoue pas, qui se cache derrière des choses devenues taboues, qui parvient à m'émouvoir. La Faille me fascine par sa violence et la tristesse qui s'en dégage. C'est le bal des morts, la danse des pendus, un gouffre sans nom dans lequel l'espoir jamais ne renaît et que pourtant, nous souhaiterions voir renaître avec ardeur. C'est la photographie d'un monde en proie à une rage folle, qui jamais ne s'éteint, qui jamais ne s'abandonne à l'oubli. Si Grosz était encore parmi nous aujourd'hui, que peindrait-il ? Et comment ? Il ne s'agit que d'une peinture et pourtant, certains trouveraient le sujet et la description que j'en ai faite plus abominable encore qu'un cliché provenant d'une nouvelle AFP qui évoquerait des drames lointains, qui ne nous concernent pas et dont le ressenti ne serait pas dénué du traditionnel fatalisme de concierge : « c'est la vie ! ». Chez Grosz, cette esthétique de la violence est un cri, la réponse cynique à un monde qui l'est tout autant, où l'on met en évidence le grotesque de la mort plutôt que de la consacrer sur l'autel d'une peur ancestrale. Il peint l'esthétique des craintes de son époque et dans un sens, peint les miennes. Avec lui, le beau n'est pas étrange car il n'existe pas. Il y a dans l'utilisation des symboles une dimension presque mystique dont je ne maîtrise pas les codes. Dans La faille,« Le spirituel se revêt du naturel, comme l'homme d'un habit. »

 

Outre l'aspect émotionnel lié à son contenu qui met à mal mon for intérieur, cette œuvre illustre un phénomène très important dans la carrière du peintre, qui a trait directement avec la question passionnante des identités artistiques. Grosz s'est toujours efforcé à devenir un peintre américain, dans cette Amérique qui elle-même, cherchait sa propre identité incarnée par une « expression américaine » qu'elle crû trouver dans le groupe des huit ou l'Ash Can School. Des nationalistes comme Benton ou Craven, voient tant en Grosz le parasite européen que son potentiel artistique, prêt à servir le pays bien qu'il soit allemand, et par conséquent, produisant une peinture typiquement allemande1. La question d'une « américanité » dans l’œuvre de Grosz n'est pourtant pas totalement évacuée : elle s'incarne notamment à travers les techniques qu'il utilise. Des peintures apparemment anodines suscitent dans les années 30, des réactions tout à fait positives, souvent occultées par les spécialistes. Ces mêmes travaux, victimes d'une architecture de la claustration historiographique, constituent pourtant la base même des problèmes actuels rencontrés dans la réévaluation de Grosz : peintre américain ou peintre allemand ? Ils seraient la preuve tangible de son identité américaine. Ses représentations du paysage américain sont vus par la critique comme le fruit d'une acclimatation sur le territoire auquel il emprunte également, les techniques graphiques. En ce sens, en privilégiant l'aquarelle à la peinture à l'huile, Grosz s'inscrit dans la tradition des aquarellistes américains, et parade au côté de Prendergast et Hart. Il fait également parti des six peintres représentant l'aquarelle américaine en compagnie de Marin, Demuth et Burchfield lors d'une exposition organisée par le Museum of Modern Art. Ainsi se décline l'essentiel de sa vie sur le territoire américain, tantôt peintre allemand, tantôt américain, à la croisée des nationalismes artistiques, perdu dans le bain bouillonnant de l'exil. Cette situation particulièrement pénible fera de lui « l'homme le plus triste d'Europe ».

 

1 L'expression de sa germanité passait notamment, aux yeux des américains, par la fascination de Grosz pour le morbide, incarnée en outre, par l'usage de crânes !

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