Jacquemart-André ou le charme discret d'un palais-musée

 

 

             La demeure se fond derrière les véhicules de tourisme qui la bordent. Solennelle, elle contemple silencieusement les rues peu agitées d'un boulevard Haussmann noyé sous le soleil d'automne. Au sol, les feuilles des grands platanes tapissent les trottoirs et les passants déambulent, hagards, sans prêter attention à la façade légèrement courbe qui les domine. En m'engouffrant dans le couloir qui mène à la billetterie, je redécouvre des sensations qui m'avaient échappées : celle de la découverte, de l'excitation à l'idée qu'un monument se dévoile. J'ai toujours entendu parler du musée Jacquemart-André sans prendre le temps de m'y rendre. En cette douce après-midi du 22 septembre 2014, je renoue enfin avec une vieille maîtresse, celle dont le corps ridé de souvenir m’arrache -non sans difficulté- à la déliquescence de notre époque pour me plonger dans un berceau d'Art et de douceur. Un retour aux sources dont je m'étais quelque peu éloignée, à la fois excitant et pénible tant les affres de la vie quotidienne altère la gymnastique intellectuelle.

 

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Il s'agit surtout aujourd'hui de redécouvrir l'univers de Pietro Vannucci dit Le Pérugin, supposément connu pour avoir été le maître d'un dénommé Raffaello Sanzio -chacun des deux hommes s'influençant mutuellement comme le suggère l'exposition,et ce non sans en souligner la complexité. L'exposition réunit donc pour l'occasion une soixantaine d’œuvres mises en lumière par la commissaire de l'exposition Vittoria Garibaldi et Nicolas Sainte-Fare Garnot. Six thématiques sont ici abordées : Les premières années : Pérouse, Florence / Les Madones, le grand Art / Les succès romains, la Chapelle Sixtine / La Maturité / Du Sacré au Profane / Le Pérugin, maître de Raphaël ?

 

 

Le parcours débute dans la salle des sculptures par une présentation vidéo en italien d'une œuvre majeure du Pérugin : les fresques peintes dans la Chapelle Sixtine, et plus précisément, La remise des clefs (v.1482)

Le Pérugin nait vers 1448 non loin de Pérouse, en Ombrie, centre urbain dynamique connu également pour avoir encouragé la création artistique  en passant de nombreuses commandes aux artistes. De l'apprentissage du Pérugin, on ne sait pas grand chose. Certains grands noms surgissent et m'évoquent avec nostalgie mes nombreuses années à étudier l'histoire de l'art. Avec la même émotion que si je retrouvais de vieux amis, je lis sur les cartels les noms de Pierro della Francesca, Andrea del Verrocchio ou encore Botticelli dont il fut le disciple. De cette époque, le jeune Pérugin en garde une technique et une sensibilité artistique qui rendent son style unique et novateur : maîtrise plastique du modelé du corps surtout visible dans les Vierges à l'Enfant, maîtrise du coloris et vivacité des couleurs, rendu du mouvement et de l'expression.

Quoique rendant hommage au génie créatif du Pérugin tout en soulignant l'importance de sa contribution à l'histoire de l'art, l'exposition ne s'aventure pas à proposer une scénographie originale puisque celle-ci se contente d'explorer la vie de l'artiste de manière chronologique. Cependant, les deux commissaires de l'exposition évitent le caractère désuet d'une telle présentation en l'entrecoupant d'espaces thématiques qui permettent la mise en évidence de productions majeures en les contextualisant. Une salle consacrée aux Madones montre l'évolution stylistique des représentations de Vierge à l'Enfant à la fin du Quattrocento. Les fonds d'or de Bartolomeo Caporali s'effacent au profit des paysages italiens peint par Le Pérugin, introduisant dès lors un nouveau langage artistique en Ombrie. Au fil des ans, l'artiste dépouille ses œuvres pour se concentrer sur l'expressivité des Madones, le modelé et la douceur des visages.

 

 

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Pietro di Cristoforo Vannucci dit Le Pérugin                                                     Bartolomeo Caporali (1420-1505); Vierge à
Vers 1470, tempera sur bois, 61 x 41 cm                                                     l'Enfant entourée d'anges. Galerie des Offices
Musée italien – Salle florentine                                                                      Florence, Città della Pieve

 

 

           Autant de caractéristiques techniques et stylistiques qui accroissent et assoient sa renommée qui dépasse les frontières de l'Ombrie et l'amène à travailler pour de grands commanditaires italiens. Si Le Pérugin privilégie essentiellement l'art religieux, Isabelle d'Este lui demandera d'explorer l'art profane en peignant un remarquable Combat de l'Amour et de la Chasteté dans lequel on retrouve le goût humaniste de la marquise.

L'exposition se termine sur une question bien connue des historiens de l'art de la Renaissance : Le Pérugin, maître de Raphaël ? La dernière salle étudie les relations entretenues entre Raphaël et son maître supposé en cherchant les liens stylistique de parenté entre les deux peintres : finesse des drapés, expressivité, douceur caractéristique. Bien qu'elle ait le mérite d'exister, cette ultime étape clôt assez « maladroitement » une exposition pourtant brillante. En faisant la part belle à deux citations de Vasari rendant hommage à Raphaël qualifié de « Dieu mortel », cette dernière salle illustre avec maladresse la prévalence d'un artiste sur un autre, portant le coup de grâce au Polyptyque de Saint-Augustinet ce en dépit du commentaire de Scarpellini qui, en 1984, jugeait la peinture du Pérugin de « peinture libre et souple, à l’harmonie tendre, déjà quasi crépusculaire ».

 

 

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                                                                Le Pérugin, Pietro Vannucci, dit (vers 1450-1523)
                                                     1502-1512, huile sur bois, 172 x 91 cm / 101 cm de diamètre

                                          Toulouse, Musée des Augustins / Pérouse, Galleria Nazionale dell’Umbria

 

 

Je manque sans doute d'objectivité concernant cette dernière remarque. Vasari a au cours de ses Vies bien souvent évoqué Raphaël, en soulignant le génie du peintre mort trop jeune. Seulement, au sein d'une telle exposition (loin de faire l'hagiographie ou le sacre d'un homme), je m'attendais peut-être à ne trouver aucun commentaire glorifiant

l’œuvre de Raphaël que les visiteurs connaissent généralement assez bien. Loin de moi l'idée de qualifier l'essai de superfétatoire mais j'aurais souhaité terminer la visite sans qu'une figure tutélaire de l'histoire de l'art ne vienne brouiller l'image du peintre mis en vedette à cette occasion. Mais ce n'est qu'une remarque qui n'affecte en rien le plaisir que j'ai eu à prendre part à cette exposition.

 

FOCUS

 

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La Vierge à l'Enfant datée de 1501 est une merveille de douceur. Quelle évanescence, quelle grâce majestueuse que cette Vierge représentée en buste, le regard tourné vers l'Enfant! Cette peinture est intéressante d'un point de vue technique puisque Le Pérugin utilise la « perspective atmosphérique » visible dans le paysage situé à l'arrière-plan. Le recours au sfumato renforce le caractère évanescent et mystique de l’œuvre en effaçant les rares détails peints, contrastant avec les couleurs vives des habits de Marie, le rouge intense de la Passion du Christ et le bleu azur de l'Église. Au-delà de cette brève analyse stylistique, je souhaite davantage m'attarder sur la candeur glacée de cette Madone. Peut-être que se cache derrière le front pur et le port altier de Marie, une certaine forme de résignation et de fatalité, empreintes d'un éclat de tristesse. Cette Madone présente un visage à la fois doux et sévère, en accord avec les « recommandations » de Savonarole.

À l'instar de sa mère, l'Enfant possède les mêmes caractéristiques et s'affranchit de la douceur de l'enfance en se détachant partiellement de sa mère tant par le port que par le regard rappelant une autre peinture du Pérugin, La Vierge à l'Enfant entre sainte Catherine d'Alexandrie et une sainte, v.1495.

 

 

Sainte Marie-Madeleine (vers 1500-1502)

La Sainte est ici représentée sur un fond noir au lieu des habituels arrière-plan paysagers. Effet de clair-obscur, pose en buste rappelant la Vierge, Marie-Madeleine s'affranchit des représentations traditionnelles la grimant en prostituée de Palestine. On ressent ici toute l'influence de Léonard de Vinci dans l'application du clair-obscur et la familiarisation du peintre à l'égard de la peinture vénitienne. Le Pérugin magnifie Marie-Madeleine en dépouillant le tableau. Je suis irrépressiblement attirée par le regard de la Sainte et l'efficacité redoutable du sfumato. À la fois mélancolique et altière, je reste abasourdie par tant de maîtrise. Si le décor ne se résume qu'à un fond noir, je peux observer la finesse de sa chevelure, l'éclat de ses ongles et apprécier la description rigoureuse du manteau de fourrure qu'elle porte. Le modelé de la bouche et du nez, la carnation précise de ce visage précieux encadré par une fine auréole dorée achèvent de conférer à l’œuvre sa dominante réaliste.

 

 

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Infos pratiques :


http://www.musee-jacquemart-andre.com/fr/evenements/perugin-maitre-raphael

Jusqu'au 19 janvier 2015.

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